Skip to main content

Eléonore, qui a l’habitude de transcrire sur son clavier mes manuscrits, m’a rappelé que je dois vous parler de mes séjours dans les contrées lointaines, où j’ai rencontré des populations encore préservées d’influences paralysantes, ces voyages, souvent aventureux, que j’ai entrepris entre 1967 et 1974 dans le cadre de mon exploration de la Formulation. J’avais raconté ces expéditions dans un livre « Le monde des autres », épuisé depuis bien longtemps, mais j’ai le projet d’en faire un jour, l’objet d’une nouvelle publication.

J’ai raconté que, au temps de mes premières réflexions, j’avais constaté que tous ces très nombreux enfants qui, chaque semaine, jouaient dans le Closlieu, représentaient les mêmes choses. J’en avais fait un inventaire, tout en constatant que le jeu avec les images était précédé d’une période que, tout d’abord, j’avais appelée « préfigurative ». Mais j’ai, ensuite, éjecté cette désignation, ayant acquis une compréhension plus raffinée de la Formulation ; et j’ai créé l’appellation : « Figures Primaires » pour désigner les premières manifestations, celles qui, dans le déroulement naturel de la Formulation, précèdent les Objets-Images. Et, ainsi que je l’ai mentionné précédemment, tous ces phénomènes étaient généralisables.

J’avais bien remarqué que les tableaux nés dans le Closlieu étaient différents de ceux réalisés ailleurs : à la maison, à l’école (maternelle), dans une consultation… parce que les conditions de jeu n’étaient pas les mêmes, les moyens (pinceaux impropres, couleurs inadaptées, position de travail imparfaites ) mais, surtout, l’attitude de l’adulte qui les provoquait était paralysante (sujet induit, ou imposé) et, surtout, l’usage fait de la réalisation : les commentaires suscités par l’interrogation de l’adulte sur place ou, par la suite, à la maison, ou devant les tableaux exposés. Je savais que j’avais créé les conditions qui régénéraient la spontanéité et abritaient la personne de toute influence, ou impression paralysante.

Je savais en quoi les traces nées dans le Closlieu étaient différentes. Et je constatais, en même temps, que quelque chose leur était commun. Je constatai que les enfants se créent, dans l’espace de leur feuille, un monde fait de leurs désirs, de leurs expériences, de l’indicible auquel invite le jeu avec la trace naturelle.

Voilà pour le constat d’une première caractéristique, ou généralité. Mais il m’en vint une autre : les mises en scènes de ces enfants étaient faites avec les mêmes objets. C’est alors, donc, que je les ai inventoriées : Maison, Personnage, Arbres… Et j’ai cherché la cause de cette généralité. Peut-être était-elle due au fait que tous ces enfants, que je faisais peindre, même des enfants d’origines variées (italiens, allemands, suisses, scandinaves…) étaient élevés dans des villes, entourés des mêmes objets, ayant des usages semblables. Etait-ce cela la cause de ce répertoire commun ? Mais tous les enfants ne sont pas des citadins. Les nomades, nés dans une tente, dans le désert, les habitants de la haute montagne, ceux élevés dans la Forêt vierge… sont entourés d’autres choses, ont un autre mode de vie. Est-ce qu’ils représenteraient les mêmes objets ? ou d’autres, appartenant à leur environnement ? ou bien des objets semblables, mais déterminés par leur milieu ? Personne ne pouvait répondre à ces questions.

J’ai donc décidé d’aller dans ces contrées. N’étant pas ethnologue, je devais tout inventer. Ma première intention était de rencontrer des nomades.

Mais cette exploration avait eu un prélude : Invité au Québec, où j’ai donné un cours d’initiation au Jeu de Peindre, j’ai pu me rendre ensuite dans une réserve indienne. Les enfants, bien que scolarisés, étaient capables d’oublier le dessin imposé en classe et, très vite, retrouvaient une spontanéité au service d’un jeu riche, comparable à celui qui de déroulait dans le Closlieu. Je passai presqu’un mois avec eux et, l’année suivante, on me fit retourner chez les mêmes enfants, le chef de la réserve ayant désiré que je revienne, ce qui me fit plaisir.

Pour aller dans le désert, il fallait une certaine préparation. Je pris contact avec l’Ambassade d’Algérie, mais l’attaché culturel, avec beaucoup de vaine fierté, me fit savoir que tous les enfants de son pays étaient scolarisés. Il me conseilla d’aller en Mauritanie où, disait-il, je trouverais des enfants non instruits « au pied de l’avion ». Je me rendis à Noacchott. J’y fus accueilli par les autorités diplomatiques françaises et envoyé dans un campement de nomades dans l’Adrar, où j’ai passé une semaine, dans la tente que le chef du campement avait fait dresser pour moi, avec la promesse, faite à mon accompagnateur, un autochtone bilingue employé à l’ambassade, que les enfants viendraient chaque jour. C’est ce qui se passa. Et, après les enfants, des adultes ne résistèrent pas à l’envie de venir jouer dans ma tente. Même le chef vint s’y asseoir, et prit une feuille, mais il demanda à un enfant de lui tremper et apporter tel pinceau, puis tel autre. A la cour de Versailles, c’est ainsi que le roi se serait fait servir pour son Jeu de Peindre.

Après une semaine, la voiture de l’ambassade vint me chercher, et elle me déposa dans un autre campement, où d’autres nomades s’adonnèrent au Jeu de Peindre avec la même spontanéité.

Les enfants ont dessiné au stylo, leur feuille étant posée sur le sol. Il est vrai que j’avais omis de me munir de sous-mains, mais plusieurs petites feuilles formaient une liasse assez ferme. Les grandes feuilles étaient posées au sol et les enfants allaient à la Table-Palette tremper les pinceaux. Ils avaient immédiatement compris la technique. Et cela se confirma par la suite, dans toutes les contrées.

Est-ce que ces enfants, élevés dans le désert, ont représenté des maisons, des maisons typées ? – Non, mais leur personnage était fait de la même manière : déterminé par un Tracé semblable. Le Tracé – dont l’origine est la figure primaire – est le même, quel que soit son habillage figuratif.

J’avais préparé mon voyage au Pérou par des contacts dans le pays. Un jeune français, qui y dirigeait une Alliance française, m’avait été d’un grand secours. Grâce à sa relation avec l’Université d’Ayacucho, je pus me rendre dans un village andin à 4000 mètres d’altitude et, ensuite, dans la Forêt vierge amazonienne où ne conduit aucun chemin et où me déposa une barque.

J’étais mieux équipé que pour mon voyage en Mauritanie. Mais les conditions de survie étaient dures, surtout dans l’humide climat andin. Malgré les promesses de leur chef, les enfants ne venaient dans ma grotte que très irrégulièrement. Les tableaux, posés sur un sol humide, avaient du mal à sécher ; mais miraculeusement, le soleil perça l’épaisse couche de nuages et je pus emballer toutes les feuilles dans ma valise métallique. Parmi les tableaux nés pendant les heures de répit météorologique, se trouvent les séries de deux enfants qui, à elles seules, valaient mon séjour.

J’avais rejoint la vallée et repartis aussitôt pour la forêt vierge. Là se déroula le miracle d’une profusion inimaginable : la Formulation dans sa pureté chez des enfants venant dans ma hutte tôt le matin, dessinant au stylo, des heures durant, peignant sur des feuilles fixées avec mes épingles sur les parois en bambou de ma hutte formant un vrai Closlieu avec la Table-Palette en son centre. A la mi-journée, tandis que je faisais cuire mon riz sur mon mini-réchaud à butane, qu’à l’époque j’avais le droit de transporter dans ma valise, les enfants, ayant avalé leur repas, revenaient pour jouer encore jusqu’à l’obscurité. C’était un déferlement de la Formulation. Rien n’encombrait, rien ne freinait ces enfants, grands et petits. Comme j’aurais voulu rester là deux semaines, un mois, une demie-année !… J’avais le projet de faire suivre mon voyage par une personne qui se serait installée à ma suite plusieurs mois durant. Faute d’un financement indispensable, de moyens sans commune mesure avec ceux qui convenaient à mes brefs séjours, une telle suite n’a pu se faire. Et cela est bien regrettable pour nos précieuses connaissances scientifiques.

J’ai quitté la Forêt vierge avec ma valise contenant des trésors. Ces traces de la Formulation ont été scannées. Elles font partie de mes archives, qui démontrent l’universalité de la Formulation, parmi toutes celles provenant de mes séjours en Ethiopie, en Afghanistan, au Niger, au Mexique, du Guatemala, en Nouvelle Guinée.

Chacun de mes voyages avait apporté des preuves supplémentaires. Faut-il regretter ceux qui n’ont pu se faire : un voyage au Botswana, un séjour chez des esquimaux ? Ils étaient déjà scolarisés à l’époque où je serais allé auprès d’eux. Mais l’essentiel a été la possibilité de démontrer l’universalité de la Formulation…

Et si la recherche doit aller plus loin, elle doit maintenant établir des liens avec d’autres domaines scientifiques. C’est ce que nous envisageons. Ce sera l’objet des travaux futurs de l’I.R.S.E, auxquels notre désir est d’associer ceux qui envisagent une autre société : la relève de la société de compétition, à l’agonie de laquelle nous assistons. Le Closlieu, avec ses mœurs, la préfigure, et le rôle du Servant du Jeu de Peindre initie à une nouvelle conception de l’existence.

Arno Stern, 28 avril 2020

(c) Institut Arno Stern