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Mon Académie du Jeudi se trouvait, en 1950, dans l’attrayant quartier de Saint-Germain-des-Prés, et 150 enfants y venaient chaque semaine. C’était un déferlement quotidien d’images, un torrent d’enthousiasme chez ceux qui les laissaient émaner d’eux. J’en étais l’initiateur et le témoin disponible, sans idées préconçues, ouvert à l’incessante découverte.

Tous les enfants ont représenté les mêmes choses. J’en fis l’inventaire, c’était le premier palier d’une incessante révélation. J’en cherchais la raison, et je commençai par penser : tous ces enfants, qu’ils viennent d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, ou de Grèce… ont grandi dans des villes où ils sont entourés des mêmes choses. Était-ce donc ce qu’ils ont en commun qui définissait ce répertoire que j’avais décelé ?

Mais j’en vins à penser : Tous les enfants ne sont pas des citadins, tous ne sont pas entourés des mêmes choses. Je pensais aux nomades dans le désert, aux habitants de la forêt-vierge. Est-ce qu’ils représenteraient les mêmes objets ? Personne ne pouvait me répondre. Car personne ne s’était posé cette question.

Mon étude de la Trace s’est poursuivie. J’en découvrais toutes les composantes et tous les mécanismes. Il m’a, ensuite, fallu découvrir une des caractéristiques fondamentales de cette manifestation dont j’étais le témoin : son caractère multiple : l’existence, sous la couche des Objets-Images, de celle des Tracés. Les inventorier, déterminer leur rôle, ce n’est pas les interpréter ; mais cela révèle leur originalité.

Les composantes de la Formulation sont intarissables. Leurs tracés – qu’ils soient à découvert comme chez le petit enfant et aussi chez la grande personne, ou enrobés d’Objets-Images, comme chez le plus grand enfant, s’imposent dès que la personne a régénéré sa Spontanéité. La Spontanéité était préservée chez les enfants que j’ai, plus tard, rencontrés dans les contrées lointaines où je me suis rendu, fort d’un savoir qui a déterminé mon attitude.

Je suis allé, de par le monde, dans des déserts, dans la forêt vierge, dans des contrées d’altitude, chez les dernières populations préservées de scolarisation, ayant conservé leurs traditions, une culture héréditaire déterminant leur mode de vie traditionnel.

Je n’avais rien à expliquer. J’ai installé la Table-Palette, j’ai déposé, à côté, une pile de feuilles de papier que j’avais apportées dans ma valise. Personne n’était étonné ; personne n’a hésité. Ils ont pris un pinceau et ils ont tracé. Et ce geste était parfait, même s’ils étaient accroupis pour l’accomplir. Dans la Forêt-vierge au Pérou, j’ai eu la possibilité de fixer les feuilles sur les parois en bambou de mon habitat. Au Niger, les feuilles étaient fixées sur un mur en terre, dans lequel il était facile d’enfoncer mes épingles de sureté. Sur les photographies qui ont retenu cette aventure, avec la Table-Palette au premier plan et les enfants affairés devant leurs feuilles, on dirait une scène dans le Closlieu.

Infatigables, ils ont peint chaque jour et, à d’autres moments, j’ai distribué de petites feuilles et ils ont dessiné avec des stylos à bille, assis dans mon habitat ; et les piles de leurs dessins croissaient devant chacun, et je les collectais dans les pochettes sur lesquelles figuraient leurs noms et la date.

J’étais aussi triste qu’eux quand, après une semaine, on venait me chercher. Le jeu n’aurait pas dû s’arrêter et, au Niger, j’ai pu, après une semaine passée dans un hameau peul, retourner dans ce village et accorder encore quelques jours d’aventure avant de quitter le pays.

J’ai fait de semblables séjours dans des contrées variées. J’aurais désiré qu’elles fussent prolongées et non limitées à une aventure passagère. Mais telles qu’elles ont eu lieu, elles apportent la preuve de l’universalité de la Formulation, au-delà de toutes les différences culturelles.

Ainsi est démontré quelque chose de fondamental : cette trace, qui émane de la profondeur de l’être, exprime le fondement humain : l’aventure de sa formation et son développement, avant son adaptation aux conditions de l’environnement qui façonnent sa culture, est absolument la même, chez tous les humains, quelles que soient leur origine, les conditions de vie dans leur environnement. Cette impressionnante universalité efface toutes les prises de positions habituelles, lesquelles sont basées sur une échelle d’acculturation dont nous serions le sommet et de laquelle résulte soit un définitif mépris soit une généreuse prise en considération.

Sans avoir pressenti ces conséquences sociales, voire politiques, la Sémiologie de l’Expression permet de démontrer de façon spectaculaire l’universalité de la Formulation.

A mon retour de Nouvelle Guinée, ma femme et moi sommes allés rencontrer Albert Jacquard, directeur de l’Institut National d’Etudes Démographiques. Je lui ai montré des documents provenant de mes voyages, et il s’est exclamé : « Vous apportez la seule preuve tangible que la notion de races humaines n’existe pas ! »

 

Arno Stern, 17 juillet 2020