Une source d’optimisme
Nous étions réfugiés à Valence et je suivais les cours du soir à l’Ecole d’Art et, à la bibliothèque, je découvrais ce que, à cette époque, on appelait l’art moderne. Inspiré par Monet, Cézanne, Van Gogh, j’avais l’ambition de devenir artiste. Je dessinais durant le temps de mon internement en Suisse, je peignais après mon retour dans la France libérée. Et c’est sur la base de cette réputation que j’ai été engagé comme professeur d’art dans un foyer pour orphelins de guerre, à côté d’un pianiste chargé de leur enseigner la musique. Je n’ai pas enseigné le dessin aux enfants. J’ai découvert ce que, plus tard, j’ai appelé la Formulation.
Qu’étaient mes ardus balbutiements artistiques à côté des indomptables jaillissements que j’avais provoqués chez chacun de ces enfants épargnés ! Je n’avais rien à leur imposer, seulement à créer les conditions propices à leurs explosives manifestations.
Et puis, ayant quitté l’orphelinat, j’ai installé l’Académie du Jeudi à Paris. Ma vocation était déterminée. Beaucoup d’enfants y ont joué à peindre : j’ai aménagé ce que j’ai appelé le Jeu de Peindre, servant 150 enfants chaque semaine, et j’ai découvert, observateur préservé de préjugés, que de leur jeu indemne des apports étrangers naissait une manifestation d’une nature sans précédant.
C’est sans malice que j’ai, un jour, répondu à un journaliste qui m’interrogeait : « je ne suis pas un chercheur, je suis un trouveur ! »
Pas à pas, j’ai pénétré ce que d’autres ont contourné, parce qu’ils venaient d’un domaine existant : de l’art, de la psychologie, des sciences sociales. Je n’avais rien à surmonter, seulement à constater ce qui s’offrait dans une abondance et une évidence convaincantes.
Je n’étais pas le premier explorateur de la trace enfantine. A ceux qui me demandaient ce que je pense des auteurs qui, entre 1886 et 1930, ont écrit sur ce qu’ils appelaient le dessin des enfants ou l’art enfantin, je devais avouer n’avoir pas lu leurs publications. Lorsque, plus tard, j’ai comblé cette lacune, il s’est confirmé que nous ne parlions pas de la même chose et que je devais expliquer que l’art enfantin est une notion artificielle, née de raisonnements inappropriés et qui sont la cause d’une opinion fautive et universellement préjudiciable. J’invite à un grand nettoyage ; et vous constaterez que son résultat est enrichissant.
Depuis des temps lointains, les hommes ont eu soin de laisser une trace. A l’abri des dégradations du temps, nous possédons ce qui a été tracé sur des parois souterraines : représentations humaines, images d’animaux familiers ou redoutables, objets utiles à la vie quotidienne. Elles sont, pour certains explorateurs, qualifiées d’enfance de l’art. Le rôle de la trace, né de l’intention de perpétuer, traverse l’histoire de l’humanité. Toute trace a joué ce rôle, ce qui est manifeste dans son perfectionnement à travers l’histoire.
La possibilité de tracer s’est perfectionnée au fil du temps, jusqu’à devenir un moyen de perpétuer et de glorifier, c’est-à-dire d’immortaliser. Restituer l’aspect réel de ce qui a été observé était l’idéal de l’artiste, son rôle. Avoir un bon coup de crayon était considéré comme un savoir-faire suprême.
Les plus grands maîtres (Giotto, Vinci, Michel-Ange, Ingres…) jouissaient de réputations incontestées.
Les moyens de représenter fidèlement le visible ont évolué et la représentation photographique, puis cinématographique, ont libéré la restitution artistique de ce rôle au profit de vertus inexplorées. L’art s’est éloigné de sa fonction primitive au profit de rôles inexploités : cubisme, expressionnisme, dadaïsmes… se sont succédés dans un mouvement accéléré.
Le recul du temps permet de distinguer Ingres de Puvis de Chavannes, le génie inspiré de l’habile imagier académique. Un rôle nouveau s’est greffé sur cette fonction initiale. L’artiste, de plus en plus marginalisé, se cherchait une originalité. Sa qualité dominante était l’innovation.
Aujourd’hui, qu’est-ce qui le rend digne de considération ? C’est, de plus en plus, ce qui surprend le spectateur : l’inattendu, l’extravagant. Incontestablement, l’art qui se répand aujourd’hui est une moquerie. Vider une poubelle ou un seau de lessive, ce n’est pas un acte estimable, comparable à l’engagement de Van Gogh ou de Picasso.
Ce n’est pas une question d’attitude ou de sensibilité. Peut-on taxer d’inculte la femme de ménage qui s’apprête à vider une bassine d’eau souillée, ou l’employé de service du musée qui déballe un paquet et lui faire admettre que cet emballage c’est l’œuvre destinée à être exposée ? S’agit-il de culture, d’inculture ?
La glorification des déchets est un signe de dégénérescence culturelle, l’innovation n’est pas une qualité extrême. Allez-vous me taxer de rétrograde ? Je me trouve en amont de ces considérations. J’ai commencé mon propos par la trace de l’homme préhistorique. Je dois pousser plus loin mes considérations, jusqu’à l’origine même de l’acte traceur. Ce que j’ai à en dire est très surprenant.
Générer une trace est un acte d’affirmation. Qui, d’abord, résulte d’une gesticulation et, ensuite, suit les capacités motrices du petit enfant selon une évolution programmée. Cette évolution est comparable au processus évolutif naturel d’une plante, que seuls certains botanistes s’évertuent à modifier par des hybridations, dans le but de créer des espèces nouvelles.
Le traitement de l’enfant est aussi lourd de conséquences. Un traitement malheureux, dû à une ignorance ou une méprise, dénature une fonction et prive l’être humain d’une ressource vitale. Je me fais un devoir de faire connaître ce qui devrait être un enrichissement de la personne et, en conséquence, une nouvelle attitude, un autre mode de pensée.
Ainsi, si l’on tient compte du fait que la trace ne joue pas le seul rôle qu’on lui connaît (et qui a eu son utilité à travers l’histoire humaine) mais, parallèlement, un autre rôle, cela a un effet incontestable.
Notre culture privilégie la raison. Elle est, certes, une qualité humaine estimable, mais elle est survalorisée au détriment d’une autre qualité humaine, vitale mais regrettablement orpheline, elle chuchote, elle rampe et tente péniblement de se manifester et de jouer un rôle dans l’existence de la personne. Il s’agit de la spontanéité. Elle se manifeste dans des actes manqués, dont la personne, si elle en prend conscience, s’excuse comme d’une insanité. La spontanéité est parfois tolérée envers l’artiste et on l’appelle l’inspiration, cette source secrète dont peut naître l’œuvre.
Il faut régénérer la Spontanéité, lui accorder le temps et l’espace nécessaires à son total épanouissement, à côté de la Raison, sans nullement l’entraver, mais en s’accouplant à elle.
La spontanéité suscite un acte approprié dans le Closlieu aménagé pour sa manifestation. Elle n’y est pas occasionnelle, mais une évidence établie pour tous les autochtones du Closlieu.
L’acte spontané qui se produit et s’amplifie dans le Closlieu exprime ce qui est enregistré dans la Mémoire Organique : l’inaccessible vécu originel. Sa régénération constitue les retrouvailles avec son origine dérobée. Un tel épanouissement n’est pas sans effet. Si vous avez lu ce que j’ai évoqué dans un article et, à plus forte raison, si vous avez suivi une formation avec moi, vous savez que, à côté de la Trace-Communication, existe également la Trace-Expression, celle qui est ignorée et donc pratiquée par un petit nombre de personnes. Vous savez que le Jeu de Peindre fait reconquérir la partie manquante de tout humain – cause d’une endémique frustration – et que, dans le Closlieu, une humanité nouvelle est en train de naître, qui va prendre la relève de la regrettable société de compétition à l’agonie de laquelle nous assistons.
Le Servant du Jeu de Peindre contribue à l’avènement de cette société espérée.
Arno Stern, 26 octobre 2020
(c) IRSE Arno Stern